Archives: Interview du professeur Mohamad Yunus, Chef du gouvernement de transition du Bangladesh
Le professeur Muhammad Yunus, fondateur de la Banque pour les Pauvres (il a remporté le prix Nobel pour cela) et théoricien économique du «capitalisme social », a été choisi par les révolutionnaires du Bangladesh comme chef du gouvernement de transition…
Nous l’avons rencontré lors de sa dernière visite au Maroc (Novembre 2017) et nous avons eu un dialogue précieux avec lui.
Un homme honnête, qui croit en ce qu’il fait, très modeste mais avec beaucoup de charisme….
Interview avec le professeur Mohamad Yunus, prix Nobel de la paix
Eradiquer la pauvreté grâce à la créativité, l’innovation et la passion
Casablanca, Décembre 2017,
J’ai beaucoup lu sur le professeur Mohamad Yunus et j’ai lu aussi son premier livre, « social business, vers un nouveau capitalisme ». Je suis resté impressionné par l’homme et par ce qu’il a accompli. Quand il est venu au Maroc le mois dernier, j’étais impatient de le rencontrer. Il était comme je l’avais imaginé, un homme simple dans son costume national, toujours souriant et charismatique. L’homme défend une grande cause: lutter contre la pauvreté et il a créé sa propre théorie économique: le social business. Il parle avec beaucoup d’enthousiasme au sujet de sa cause et il te conduit à travers sa spontanéité et sa certitude à te sentir émerveillé par ce qu’il a entrepris jusque là. Dans ce dialogue exclusif, il nous parle de son expérience dans la création de sociétés pour les pauvres (et non pas pour faire de l’argent). Dans son discours, il alerte les universitaires quant à l’utilité des théories et des études qui ne permettent pas de résoudre les problèmes de leur pays. Il accuse ces capitalistes égoïstes, qu’il décrit comme «intéressés seulement par gagner de l’argent sans tenir compte de leur responsabilité envers les autres de ce monde ».
Hammou Jdioui: J’ai été très impressionné par ce que vous avez écrit dans votre premier livre: vous enseignez des théories de l’économie à l’université tandis que dans la rue les pauvres souffrent. Pouvez-vous s’il vous plaît expliquer ce point à nos universitaires?
Mohamad Yunus: Eh bien, je dis que je vois la réalité à côté de l’université et proche des enseignants qui ne peuvent pas utiliser ce qu’ils enseignent pour résoudre le problème. Donc, ce que nous enseignons n’est pas utilisable pour la vie des gens et leurs besoins. Je me vois comme une personne inutile: ce que j’ai appris ne s’applique pas à eux! Et ils continuent à souffrir. Donc, je ne peux pas continuer à utiliser cette économie, cela ne marche pas pour moi. J’ai donc décidé d’apprendre par moi-même ce qu’il fallait faire et j’ai commencé à le faire par moi-même, pas par l’économie, mais je devais me débrouiller pour aider les gens. Dans le processus, j’ai beaucoup appris et je me suis créé une chose qui n’existait pas à ce moment-là et je me suis dis “c’est comme ça que je peux le résoudre, pourquoi ne pas commencer à le faire moi-même”. J’ai oublié les livres!
Voici ma deuxième question: Vous dites: “Pour résoudre un problème, créez une entreprise!”. Comment pouvez-vous expliquer ce mécanisme?
Le mécanisme est …. Tout d’abord, laissons l’entreprise et posons-nous des questions à ce sujet en général: comment pouvons-nous résoudre la question de la pauvreté? Habituellement, avec la charité! Cela signifie: si vous êtes pauvre, je vous donne de l’argent. Si vous avez besoin de soins de santé, je vous procure gratuitement des soins de santé, parce que vous ne pouvez pas vous permettre de payer, je donne gratuitement. C’est ce que font les gouvernements et de nombreuses organisations caritatives! “Donner gratuitement”
Je me suis dis, Si je leur donne gratuitement, deux problèmes seront créés. Le premier: Si j’utilise l’argent, j’aurai besoin de plus d’argent pour le faire encore et encore. Je vous donne des soins de santé en prenant en charge les médicaments et les honoraires des médecins, puis en un an, je vais sortir et recueillir de l’argent à nouveau. C’est une grande tâche de lever de l’argent chaque année! Et cela contient des incertitudes: je ne sais jamais quoi faire l’année prochaine parce que je n’ai toujours aucune promesse de lever de l’argent. Pour éviter cette incertitude, pourquoi je ne crée pas une entreprise, alors que je fournis le service de santé, je le rends très bon marché pour que les pauvres puissent se le permettre, je récupère l’argent puis je l’utilise à nouveau! L’incertitude est terminée et ce mécanisme peut fonctionner tout seul. Donc, j’en ai fais une «institution autonome», je pense que ceci est très puissant. Dans la charité, l’argent sort, ne « travaille » pas et ne revient pas, tandis que dans les entreprises sociales, l’argent sort, travaille et revient. Vous voyez que ce mécanisme est très puissant parce que vous pouvez utiliser le même argent sans limite de temps! Je me suis donc dis que c’était un bon moyen et que c’était ce que j’ai commencé à faire. A cette époque, ceci n’avait pas de nom, simplement je voulais faire quelque chose pour résoudre le problème des gens pauvres sans gagner d’argent pour moi-même, ce n’était jamais mon intention. Tout ce que je voulais faire, c’est couvrir l’argent pour que nous puissions l’utiliser à nouveau.
Ok, mais les gens riches veulent de l’argent pour eux-mêmes alors que vous parlez de partager la richesse. Comment pouvez-vous résoudre cela?
J’ai dis : Ce n’est pas le problème des gens riches, c’est le problème de la théorie.
Pouvez-vous éclaircir davantage?
C’est le problème de la théorie de l’économie. Dans la théorie économique, on dit: “on fait des affaires pour gagner de l’argent pour soi-même”. En théorie, il est dit: “Le monde entier est dirigé par l’égoïsme de l’intérêt personnel”. Donc, vous apprenez que vous devez faire de l’argent sinon pourquoi devriez-vous faire des affaires. La théorie dit également que: “la meilleure chose à faire quand on fait des affaires est de gagner de l’argent” et on dit aussi “plus on gagne d’argent, plus on résout le problème pour le peuple”. Mais au contraire, on constate qu’on crée plus de problèmes qu’en en résout! Alors je me suis dis: “Si je crée des problèmes en le faisant ainsi, pourquoi devrais-je le faire de cette façon?”. J’ai pensé autrement: “Je n’ai pas besoin de l’argent, tout ce dont j’ai besoin c’est l’autonomie”. Plus tard, en grandissant, il s’est avéré que ce que nous avons réalisé est une entreprise même si on n’y gagne pas d’argent. Les académiciens ont refusé d’accepter que c’est une entreprise, parce que pour eux, l’entreprise est celle qui fait de l’argent. Je me demandais si cela avait besoin de loi? Est-ce qu’ils me puniraient et me mettraient en prison si je ne gagnais pas d’argent avec mon entreprise? Il n’y avait pas de loi qui disait le contraire. C’est mon désir, c’est mon intention, je peux faire tout ce que je veux. Donc je les ai défié. En vue de travailler dans un cadre légal, j’ ai donné un nom : «social business» et l’ai défini comme une société sans dividende pour résoudre des problèmes! J’ai commencé à le faire une entreprise après l’autre. Nous avons créé de nombreuses entreprises, dont certaines à l’échelle nationale, d’autres sont de très grandes entreprises et le principe fonctionne également pour les grandes entreprises. Puis, d’autres personnes sont devenues intéressées: “Oui, on dirait que ça marche!” disaient-elles. Puis j’ai écrit le livre, les gens l’ont lu et ont compris sa logique. Puis beaucoup d’autres de l’extérieur du Bangladesh se sont intéressés. Beaucoup sont venus nous voir, y compris des grandes entreprises qui ont été impressionnées par nos entreprises «légitimes et bizarres». Je leur expliquais le secret en leur disant: «C’est la raison: vous ne faites que gagner de l’argent et vous oubliez les problèmes que vous créez autour de vous! ». Nous les avons alors invitée à créer des entreprises différentes (sociales), à part, afin d’ajuster ces problèmes et d’apprendre de ce « business social » ce que pourrait affecter aussi leurs entreprises à but lucratif pour rendre celles-ci plus responsables.
Quel est votre message à ces entreprises qui ne sont pas responsables ?
Mon message est le suivant : « Vous ne pouvez pas détruire le monde en créant des émissions de carbone avec vos entreprises, Vous faites cela! Vous provoquez une énorme quantité de gaspillage. Aujourd’hui, les entreprises du monde entier jettent du plastique ! Chaque année, nous mettons 8 millions de tonnes de plastique dans l’océan! Donc tout l’océan est rempli maintenant de plastique, je crains que nous ne trouvions pas d’espace pour la navigation! Vous ne vous sentez pas responsables car votre seul souci est de gagner de l’argent». C’est ma lettre que je mets dans une bouteille et je jette à l’océan.
Propos recueillis et traduits de l’anglais par Hammou Jdioui